mercredi 21 avril 2010

Le regard et le vent

THÉÂTRE POÈME

"C'est après que j'ai lu ce livre du Roi des Juifs sur le sens du vent" (Marguerite Duras, Les enfants).

I.

Le Vent : "Tu n'as pas l'air content de me voir !"

Le Regard : "Et comment le serais-je ? Tu me fais baisser les yeux !"

Le Vent : "C'est pour que tu ne me voies pas, mon enfant..".

Le Regard : "Tu te prends pour le grand méchant loup, peut-être ?"

Le Vent : "Pourquoi pas ?"

Le Regard : "C'est vrai que tes razzias ne laissent rien enplace, et tes rafales hurlent à la mort dans la forêt lointaine, perdue d'appréhension. Tu a les chaleurs de l'appétit du loup, et tu couvres ses hurlements."

Le Vent : "Me prendrais-tu au mot? Je ne suis pas primaire. Je pense à différents degrés. J'ai des emportements autrement plus machiavéliques.

Je ne t'ai parlé du grand méchant loup que parce que j'ai des boutades de girouette, des contes pleins la tête et que je suis subtilement poète.

Je ne fais pas de prose sans le savoir ni de vers sans en avoir l'air, mais je brasse de l'air, ça oui ! Tu n'avais pas remarqué ?"

Le regard : "Et moi, je broie du noir, à qui la faute ? Si seulement je pouvais te bouffer des yeux..."

Il n'y aurait plus toi et moi, deux énergies incompatibles dans un univers de courants d'air :

il n'y aurait plus que moi, force tranquille dans le cosmos unifié..."

Le Vent : "Tu m'en veux donc tant que ça ?"

Le Regard : "Ca crève les yeux ! Et je t'en voudrais plus, si je pouvais, mais il n'y a pas d'affinités entre toi et moi. Je ne peux même pas t'en vouloir : on n'est pas fait l'un pour l'autre.

Je ne veux pas du tout de toi, tu crèves l'écran !

Toi et moi, on ne mange pas dans la même gamelle, on n'est pas DES copains de chantier, on n'a pas élevé les cochons ensemble, et tu ramènes tant d'effluves olfactives nauséabondes des porcheries où tu vas manger ce qui te reste de crainte religieuse et de révérence gardée que, non seulement tu encours les blâmes de l'Islam qui n'aime pas qu'on mange du porc, mais tu me brouilles l'écoute à moi, le Regard !"

Le Vent : "Mais c'est que tu as des mots épais comme le brouillard !"

Le Regard : "Tu me pardonneras, ce n'est pas un mot très fin en effet, mais je parle à différents niveaux comme tu penses à différents degrés, et pourquoi prendrais-je mes yeux de velours pour contrepéter avec un sans-gêne tel que toi, qui tapes sur les nerfs de la terre avec ton souffle de brise-les-moi ?"

Le Vent : "Où veux-tu en venir ?"

Le Regard : "Pourquoi es-tu venu ?

Ton souffle est le tapage nocturne de la terre et tu me fends les yeux, voilà où je veux en venir : Tu me fais baiser la terre des yeux.

J'aurai tout vu, mais en arriver là quand-même... Etre enterré jusqu'à baisser les yeux, les baisser jusqu'à baiser la terre, les poser sur elle qui s'écarquille sous eux, qui s'ouvre et qui se ferme comme une femme heureuse d'être regardée nue, mais qui n'en accumule pas moins de la poussière pour mes yeux, parce que je n'ai pas le droit d'y voir aussi clair ! qui s'empoussière comme d'autres accumulent des mensonges à dormir debout, et qui se pulvérise et s'oublie dans mes yeux, et qui oublie - j'espère que c'est involontaire - que, quand mes yeux ont de la poussière en eux, je n'y voie plus rien, moi ! Je ne distingue plus le vrai du faux.Mon strabisme s'accentue dans la louche connivence entre la vie et la mort de mes yeux devenus poussière dans le ventre de la terre, qui est louche aussi... Car la terre, prédite à l'apocalypse, est en connivence avec la volonté de pulvériser.

Mes yeux labourent la terre en y entrant et, en étant oubliée par elle, s'écaillent en cendres qu'elle digère, qui l'engraissent.

La terre est complice de toutes les forces, hors celle qui lui fout la paix.

J'aurai tout vu : manger la terre des yeux et les voir absorber par son ventre, comme si je pouvais baiser, moi, de qui l'acte n'est pas en la puissance ; comme si je pouvais germer, moi qui ne suis, en ma qualité de regard, qu'un désir platonique d'ancrer, dans ma tension vers l'inconnu, les vérités éternelles que j'embrasse en les découvrant !

Je les embrasse, car on embrasse du regard, mais je ne peux pas les baiser, car je suis impuissant.

Je suis baisé par les vérités éternelles qui sont sans avidité de moi. Elles me tuent en m'empêchant de sortir d'elles !

Et toi tu viens, tu les envahis et elles te veulent. Tu es sans délicatesse et elles veulent que tu les violes. Elles te volent parce que tu es sensationnel, mais en attendant, c'est toi qui me voles à elles et toi encore qui les voles à moi.

Qu'est-ce donc que ce septième ciel où tu les enlèves ? Il n'y a qu'un ciel, et c'est elles qui le sont. Et toi, tu viens, tout mouvement, toute violence, tout bouleverser. Tu les prends et elles te veulent.

Elles bénissent l'instant magique où tu les as violées, toi qui les fais voler et, moi qui leur suis fidèle, elles me trouvent rabat-joie et elles m'oublient pour toi, qui les as prises par distraction.

Ca jette un froid, quand la lumière s'éteint. Tu m'éteins, j'ai froid aux yeux, il y a une panne de courant entre la terre, les vérités éternelles et moi, et tout tâtonne dans la nuit parce que la bourrasque passe."

Le Vent : "Et je suis la bourrasque, et j'entre sans frapper, et je viens sans prévenir, et je ne veux en venir nulle part, et puis après ? Il n'y a pas de mal à ça, il y a plutôt de quoi en être fier.

Je rends heureux, pas toi. Il ne faut être fier que si l'on rend heureux. Juste connaître quand on ne naît pas à ce qu'on découvre, juste savoir pour savoir et parce qu'on a vu, cela ne rend heureux, ni ce qui est connu, ni ce qui a vu. Tout juste est-on heureux de voir ou d'avoir vu.

Moi, quand je passe, à chaque fois, je renais. Je meurs aussitôt après. Je me convertis à l'éphémère, ce qui me préserve de mettre de la cohérence entre mes différentes conversions, par où je serais engagé pour toujours envers ce qui m'a un jour enflammé d'amour. Or, que devient la flamme après la combustion ? Un souvenir, et puis une grande sécheresse, non pas à l'endroit du souvenir, mais là où cela a brûlé.

Je ne suis pas compartimenté, je m'intéresse à chaque fois pleinement à ce que je suis venu visiter, et je suis réellement traversé par ce que je viens bouleverser.

Toute conversion n'est qu'un feu de pailles. J'ai de vagues halos de souvenirs, mais je ne tiens pas à empailler chacune de mes nouvelles naissances. Ma mémoire ne les enregistre pas. Elles s'effacent, et ils ne reste sur la bande qu'un tremblement clapotant, qui vaguement me rappelle :

"Il y a eu quelque chose d'enregistré avant, mais quoi ?"

Je repasse la bande, je reviens sur les lieux : l'enregistrement est inaudible, le paysage a changé. Cela vaut mieux !

Tu te rends compte ? J'aurais dû construire une cohérence par rapport à ce à quoi je me serais converti et qui n'a pas lui-même eu la cohérence de rester inchangé ? J'aurais dû me convertir à du mouvant, m'allier à du changeant, et donner ma foi pour l'éternité à de l'impermanent. Je fais acte d'amitié, car on peut rester ami avec quelqu'un qu'on ne voit plus, mais je ne fais que passer, j'y tiens.

Je ne suis pas un ange. Il y a trop d'anges qui passent autour de toi. Je me méfie des anges, ils sont trop conservateurs. Je n'aime pas le silence qui rôde autour de toi. Regarder n'est rien pour toi, garder seul est le but. Le silence s'ensuit, s'installe, qui érode les caves. Tu es l'église du silence, je suis le dynamisme créateur.

Le silence est un gâchis pour la création empâtée. Le silence gâche et favorise l'angoisse. La prière est cernée des mythes victorieux. Je n'aime pas le silence qui rôde à proximité de ta prière. Ce silence me fait peur, m'angoisse, cauchemard dans la nuit tâtonnante et le noir, me met atmosphériquement sous pression.

Et, comme je suis une variation de pression atmosphérique, je nais de ce silence. Je nais du refus de cette réponse non donnée, de ce dialogue non établi, de cette incommunicabilité entretenue.

Et toi aussi, je me méfie de toi, à cause de ton silence qui me fait naître. Je n'ai pas voulu naître. Je suis en guerre ouverte contre moi. Aussi, je suis en guerre ouverte contre toi, et ce n'est pas seulement parce que j'ai dû naître à cause de toi, encore que je ne sois pas né de toi : mais tu es tout le contraire de moi, et le Vent n'aime pas les vents contraires. Je suis un souffle qui décoiffe et tu n'es qu'une perspective d'ébahissement.

Peut-être que ça jette un froid sur tes yeux, quand la lumière s'éteint, car, quand je m'emporte, ce sont des grains de grêle que je fais retentir sur les toits, et il n'est pas rare que la grêle coupe le courant. Mais il n'y a que du silence dans ta façon à toi d'appréhender les choses, d'entrer sans les toucher en contact avec elles, et le silence, vois-tu ? Ça glace de l'intérieur.

C'a beau se vouloir bienveillant, juste une façon de respecter ce qu'on regarde, ç'a beau vouloir ne pas juger, ça n'en jette pas moins l'effroi, c'est aussi terrorisant que la terre peut être pulvérisante.

Celui qui se sent épié, sous le regard, ses jambes flageolent, elles le portent de travers, il n'est plus sûr de ses réflexes, il pique un fard, il anticipe la désapprobation du jugement qui le surveille et il se trompe : il fait mal, il fait de travers ce qu'il réussit immanquablement d'habitude.

Tu surveilles ce dont tu anticipes la chute, mais ta contemplation est sournoise : tu étais pourtant plein de bonnes intentions, tu surveillais le flageolant parce que tu ne voulais pas qu'il tombe et quand il est tombé, tu n'as pas élevé la voix, tu ne lui as fait aucun reproche, tu as gardé un silence gêné et comme réticent, tu ne l'as pas dénoncé à la police des réflexes, mais tu ne l'en as pas moins entraîné dans l'erreur et fait tomber dans l'égarement, parce que tu l'as préempté avec un silence lourd de commentaires, au cas où... Et ce que tu as prévu ne manque jamais d'arriver. Il n'y a pas de cas qui puisse s'excepter à tes généralités.

Je comprends la réticence de l'aveugle, qui est opposé à toi bien plus qu'il ne se sent privé de toi.

Ses pas hésitent. Par délicatesse, tu ne viens pas à sonsecours, au cas où ton aide l'indisposerait. Mais tu sais très bien qu'il va cogner contre l'obstacle. Est-ce qu'un enfant, ça ne tombe pas ? Ça ne sait faire que ça, un enfant, de tomber.

L'aveugle est un enfant qui tombe, tu ne le lui dis pas, mais tu lui demandes de prouver qu'il est capable de ne pas tomber, comme tu exiges de l'enfant qu'il fasse ses premiers pas sans avoir à se reprendre. Et quand il tombe quand même, comme tu l'avais prévu, ta discrétion t'empêche de lui rappeler que tu avais vu juste, qu'il devait tomber, selon ta prévision. C'était dans l'ordre, mais tu le désapprouves, car il n'a pas su prouver.

Tu désapprouves en faisant peser autour de toi, autour de lui, le silence qui commente, avec quoi l'on fait des murs mités, où la parole est contenue, cimentée dans le non-dit qui fait les secrets de famille et leurs révélations atroces.

L'aveugle ne se laisse pas faire. C'est pourquoi il est presque toujours atteint d'une folie de paroles. Il nimbe la terre de paroles, il peuple le monde du silence parce qu'il veut les habiter, le monde et la terre, quand tu te contentes quant à toi de les contenir. Que la terre sera glauque dans ta sphère !

L'aveugle la peuple de paroles, il y sème des enfants-mots, qui feront tomber autant d'obstacles. Il marche avec le langage. Il carbure aux sons qui sondent, qui expliquent, qui rassurent. Comme on va loin avec les mots !

Mais la terre souffre sous ton aire. Tu la contiens en miniature et non pas en puissance, comme tu le crois. Car que fera la terre si tu l'exorbites ? N'aimant pas la caricature en laquelle tu la figes, rétractée, elle te cassera les yeux de sa masse en majesté, et elle retournera à ses affaires de tour à bois qui tourne bien, et tourne plus rond sans toi que si tu t'en mêles, que si tu l'examines, pour lui attribuer une mention très honorable sur ton échelle de valeurs intentionnelles.

Tu veux contempler sans rien dire, mais tu ne peux te retenir de commenter et d'attribuer, de ton petit air définitif de docteur attentif, des valeurs-repères, dogmes derrière lesquels on regarde la vérité en face, qui est inoffensive, bien qu'elle ne corresponde pas aux valeurs qu'on lui attribue. Ce que tu découvres te surprend tellement...

Tu voudrais bien, dans ton for intérieur, resté pur et muet, rester sur cette surprise, être délicieusement pris par surprise à ce qui se montre délictueusement à toi si différent dece que tu en attendais, être pris par et avoir part à.

Seulement tu voudrais trouver un élément de comparaison pour te retenir. Ce qui t'a pris par surprise t'oblige à lâcher prises et tu ne peux te retenir, pour t'y accoutumer, de te déclarer par rapport à ce qui entre dans ta sphère, d'attribuer des valeurs intentionnelles à ce qui a existé avant toi. Or, comme ce qui a existé avant toi jouit d'une antériorité qui te fait tenir un complexe d'infériorité ; comme aussi ce qui t'entre dans les yeux t'en met plein la vue, la valeur que tu lui attribues n'est pas seulement fausse parce que tu n'es pas maître d'une intention qui avant toi était, mais elle est inconsciemment péjorative parce que tu as une revanche à prendre.

comme si ce que tu contemples pouvait entrer en toi : tu n'en fais qu'une caricature tragiquement figée, car ce que tu regardes est plus puissant que toi. Il te dépasse et tu es trop borné pour te laisser déborder, par ce que tu veux moins apprivoiser que protéger en l'engloutissant, asservir en le gardant, préserver en l'engourdissant.

Du reste apprivoiser, c'est moins créer des liens qu'habituer ce qu'on apprivoise à ce qu'on est une réalité inacceptable aussi bien qu'inabordable, et malgré cela exercer une emprise sur sa pureté qui ne nous regarde pas. C'est tout le ressort de la séduction, que de faire oublier qu'on n'en vaut pas la peine, et tout le secret de l'amour, d'emboîter et de faire tenir ensemble deux mystères inacceptables l'un par l'autre.

Tout ce qui est autre est pur. Tout ce qu'on apprivoise, tout ce qu'on emprisonne, est délabré.

Tu dis que je bats la terre de mon souffle, toi tu ne laisses pas se débattre tout ce que tu fixes en l'enfonçant dans tes cavités. Tu es la prison, moi je suis la fenêtre ouverte. Mais tu es indolore, moi je suis désagréablement perçant.

Les fenêtres ne surveillent pas les enfants pour montrer du doigt leurs bêtises. Les fenêtres ne sont là pour punir que parce qu'il y a quelqu'un derrière pour y regarder. Par elles-mêmes, elles n'ont pas de morale, elles ne connaissent pas de monstres : elles montrent tout et s'arrêtent là.

Les fenêtres aèrent. J'aère la terre."

Le Regard : "Tu mens ! La terre n'est pas aérée. La terre est battue, et tu veux instruire mon procès. Mais je n'ai rien à me reprocher, ni de leçon à recevoir de toi, car mieux vaut pleurer comme moi que frapper comme toi.

Tu crois excuser ta violence en disant qu'un huis clos, c'est un nid à rancoeurs ? Tu ne peux pas me tromper, moi ! Je t'ai dévisagé."

Le Vent : "Tu as tort, j'aère la terre. Je ne la bats pas, à moins qu'elle ne me demande, pour se laver de tes larmes maculées de poussière, de passer l'aspirateur.

Tu crois que la terre n'est pas aérée ? C'est parce que tu la regardes et que tu ne la renifles pas, t'octroyant le premier rang parmi les cinq sens et extirpant l'inspiration du descriptif, parce que tu ne peux pas garder l'air de manière qu'il se coule en toi : l'air est tout à fait indifférent à tes larmes, de même qu'à tes larmes, il est tout à fait indifférent que j'aie peur du silence qui expire dans ta prière.

L'air ne fait pas partie de ta zone énergétique d'activité, qui ne rêve que statique statuaire et sédimentation stalactisante.

Tu ne peux jamais respirer le même air, parce que l'air ne se reproduit jamais. Il n'est pas comme toi qui te reproduis parce qu'outre l'acte de virilité par lequel tu voudrais t'inséminer dans la terre comme dans tout ce que tu as enfermé dans ta sphère orbitale, tu veux narcissiquement faire de tes enfants tout ce que tu n'es pas toi-même. Tu en fais, à l'identique, les enjeux de tous tes refoulements. Tu n'es qu'un écrasement de fausse douceur.

Tu voudrais statiquement adhérer à ce que tu regardes en le faisant statuairement adhérer à toi, tu voudrais ne pas le juger, or tu es le juge et la prison. Tu es la geôle enjôleuse. Mais la Vie n'aime pas ton genre de fécondation qui ne la multiplie pas, mais te multiplie par elle.

D'ailleurs, la vie coule-t-elle dans tes yeux ? Irrigue-t-elle tes veinules comme fleuve la sève dans un corps arrosé ? T'ouvre-t-elle l'appétit comme, à l'orée de l'oesophage, elle annonce par des étranglements de ventre que le corps a faim ; comme, à la lisière du bois, le loup se signale ?

La vie veut te juger à tes fruits ! Je suis un des fruits de ton enfantement, moi, le Vent, et tu ne m'aimes pas, tu ne me reconnais pas, et non seulement tu n'as pas désiré ma venue, mais tu n'as pas soupçonné que tu me mettais au monde.

Et les fruits de ton for intérieur sont des larmes. Tes yeux ne s'ouvrent que pour pleurer d'apitoiement ou dans le tremblement qu'on les prenne à voir, et que balbutierais-tu si, les démasquant, on te traitait de voyeur ?

Par-dessus tout, tu n'enfantes pas, quand tu le voudrais. Tu entoures l'essence des images, tu fais des images des enfants de tes larmes. Le bonheur te foudroierait ! C'est pourquoi tu le différencies du coup de foudre et tu l'enfermes dans des béatitudes, avec parole qu'elles seront tenues, quand tout sera achevé et pupille de ta contenance universelle. Mais avant cela, toute joie est anathème : il faut pleurer dans la vallée de larmes.

Par le genre de reproduction que tu cernes, tu sommes la vie de te donner en nourrice ce qu'elle allaite naturellement de ses propres mamelles.

A bien y réfléchir, je te dirais, si j'osais, qu'ayant parcouru tant de pays et soufflé sur tant de familles, ce sont peut-être les mamans de Calcutta qui ont raison. Se sachant trop pauvres pour élever les enfants qu'elles ont mis au monde avec irresponsabilité, elles les laissent grandir sans autre tuteur que la débrouille et l'affection de ceux qui les adoptent.

La parentalité véritable n'est qu'adoptive. Elle adopte la différence irréductible de l'enfant qui ne lui est rattaché, quand il est sien ou présumé tel, que par les fils génétiques de la télépathie générale. Dieu ne dit-Il pas à l'homme qu'il est son enfant adoptif ?

Si tu n'aimes pas - et tu n'aimes pas si tu couches en toi -, à quoi te sert la biologie de ta photogenèse, qui classe les enfants dans ton album de toises pour attester qu'à tes yeux, ils ne sont pas à la hauteur, à la hauteur de la vie que tu voudrais bien leur avoir donnée, qui s'est solidifiée dans ton iris et qui ne peut couler librement qu'en dehors de toi, parce que tu voudrais en être le goulot qui décides, avec ton bec verseur, de quand tu la donnes et quand tu mets le bouchon dessus sa fiole d'envoûtement.

La vie, sache-le bien, est une maman de Calcutta. [1]

Le Regard : "Mais tu ne peux pas connaître toute la vie. Tu ne peux parler en son nom qu'autant qu'elle t'a chargé de le faire, avec des paroles qui s'envolent.

Je ne me reconnais pas ta paternité, je ne t'ai pasengendré. Car, si je l'avais fait, je serais capable d'inséminer la terre et certes alors, je ne le nie pas : il serait possible que je t'eusse enfanté en ne le sachant pas. Je serais alors présumé te l'avoir donnée, mais il se trouve que, si tu l'as reçue de moi, c'est que tu me l'as prise en me niant, dans la seule volonté de ne pas me ressembler. Tu m'as tué avant que j'aie eu le temps de te reconnaître.

En ce sens, si jamais tu as reçu la vie de moi, tu l'as reçu comme le diable renégat l'a reçu du Dieu des contemplations.

Et tu voudrais me faire passer pour moins présente à mes enfants qu'une maman de Calcutta... Je ne sais pas si je peux enfanter. J'accepte d'autant plus ton diagnostic de mon impuissance que c'est à toi que je la dois. Mais, si tant est que des enfants puissent tomber de l'Arbre du Regard, ils ne seraient pas abandonnés, oh non !

Je les couverais de mon attention permanente en ménageant des fenêtres dans la terre que je creuserais, puisque tu ne l'aères pas. Je préviendrais toutes leurs chutes. Je leur dirais :

"Attention, Tu vas tomber ! Mais je leur laisserais la liberté de leur chute. Je ne serais pas possessif. Et, quand ils seraient tombés, je leur dirais peut-être :

"Tu vois ?"

Mais je n'insisterais pas, je les pardonnerais, les soignerais et les guérirais...

Passons maintenant à ce que la vie t'a dit d'elle:

La vie, certes, tu la promènes et d'ailleurs, elle a tort de se laisser rouler dans cette poussette-là ; mais la vie, ne t'y trompe pas, passe aussi par moi. Elle aime autant les docteurs qui soignent que ceux qui diagnostiquent et se réjouissent des maladies qui abandonnent à leurs propres forces les enfants qu'elle décime en les envoyant promener.

La vie n'aime la maladie que parce qu'elle est joueuse, mais, de sa nature viscérale et profonde, elle aime la spéculation qui concilie ses forces, qui l'unifie dans un tout médical médité.

Nous sommes deux courants qui portons la vie. Elle est notre préoccupation commune, nous coexistons en elle. Tu l'amuses et je l'étudie. Or comment celui qui l'amuse pourrait-il donner des leçons à celui qui l'étudie ? Il n'y a aucun enseignement à tirer du joueur ni du jeu, qui ne fait des règles que pour se divertir. Que chacun de nous reste à sa place : c'est à moi de trouver, puis de donner les règles !

Or, ce que j'en dis, c'est que, si nous sommes deux courants, toi, tu n'es que celui qui l'emporte et l'enivre alors que moi, si peut-être je n'enfante pas, du moins je la porte et ne manque jamais la mission qui m'est impartie, qui est de relier l'un à l'autre deux éléments qui se cherchent.

Ils se cherchent, ils veulent serencontrer, je les présente l'un à l'autre, je les fais se connaître et se voir. Je trace une ligne entre eux dans la télépathie générale. Leurs yeux se fixent et leurs pensées se mêlent. La vie a trouvé lit où sourdre et se résoudre. La vie aime passer par moi, qui la rends harmonieuse.

Je ne dis pas qu'elle n'aime pas aussi emprunter quelquefois ton souffle survolté pour aller s'oublier, canaille, dans la mer des naufrages. Je lui pardonne tout, pourvu qu'elle me revienne.

Je veux bien que tu sois, moins couramment que moi, mais plus visiblement, courant aussi à ta manière et courant enivrant. Mais d'où vient que toi, tu ne veuilles pas que nous coexistions pacifiquement et qu'à défaut d'enfanter l'un et l'autre, nous portions la vie où elle veut ?

Est-ce que je te juge, moi ? Pourtant, je le pourrais. Je suis celui qui étudie, et c'est à celui qui étudie de juger, de donner des leçons, d'attribuer des valeurs et des notes. Je pourrais t'évaluer, mais je te laisse griser la vie en ligne brisée, parce qu'elle trouve gris et stagnant le cours que j'offre dans la permanence à sa source jaillissante. Je sais que je ne suis pas gai. Aussi, je la laisse prendre maîtresse. Tu es la maîtresse de la vie, sa passion, sa distraction, son apocalypse atmosphérique, et je suis son courant légitime. Ne suis-je pas magnanime ?

J'aimerais être le tout de la vie, mais je vois bien que je ne lui suffis pas. Aussi, je laisse notre coexistence être ce qu'elle est, et je te laisse souffler à côté de ma fixité, parce qu'il n'est rien tant que je recherche que la paix des ménages. Faisons la paix !"

II.

Le Vent : "Je vois que tu me fais des avances et les yeux doux. Je n'en suis pas fâché, mais il faut envisager sérieusement la situation.

Tu parles de coexistence et tu voudrais la paix. Illusion ! Tu es bien l'éternel Abel qui bêle, mais qui n'est plus en vie ! L'air n'est pas une paix, l'air n'est qu'une calamité de souffle et de bruit.

Tu voudrais emplir tes yeux du vent de l'être pour te gargariser de paix. Tu n'auras droit, même après ta mort, qu'à une paix passerelle, une paix mouvante, une paix bruissante d'émotions en contrastes.

Je ne suis qu'un concentré d'émotion gonflées en bruit.

Il faudrait m'écrire en soufflant, me lire avec du bruit.

Je ne suis qu'un bruit de gonflement, qu'un bruit de paix, car la paix n'est pas dégonflée, c'est la soeur cadette de la tempête comme Abel est le petit frère de Caïn.

Abel en bêlant, à faire enrager son frère qui l'a tué.

Abel est aux arrêts du regret, mais n'est plus en vie, il n'est plus.

La paix est armée, je ne suis qu'un bruit et tu n'es qu'un silence, à faire hurler les ombres à la mort, à la mort de la peur.

Pourtant crois-moi : le souffle dans lequel il faudrait écrire ma paix ne devrait pas souffler ta bougie et n'est pas fait pour l'éteindre. Et ce n'est pas seulement parce que je n'aime pas du tout les anniversaires. Mais si mon souffle t'éteint, c'est que tu cherchais autre chose et voyeur, cet autre chose que tu voulais rendre captif est pervers.

Je te parle d'écrire mon souffle, mais que sais-tu d'écrire ou de peindre ? Tu ne sais pas écrire, tu ne sais pas peindre, tu ne sais que décrire et dépeindre. Car pour écrire, il faut avoir du souffle !

Les mots que tu emploies ne sont pas messagers, ils ne sont pas des anges, ils ne portent pas, ils ne passent pas :

on saute les descriptions. Elles n'apportent que la lumière, elles ne portent aucune nouvelle. Elles ne transforment pas la matière en nouveauté.

Elles ressemblent au silence parce que tu ne te mets pas les mots en bouche, tu ne les prononces pas avec ta gorge, de crainte qu'en se moquant, l'on répande partout que tu as un bel organe... de déglutition.

Restant muet, tu ne peux te séduire avec ta propre voix, de sorte que tes mots n'habitent pas la réalité qu'ils décrivent, ne se métamorphosent pas en elle, ne la métamorphosent pas en eux, ne la transcendent pas.

Ils ne l'enfantent pas. Ils ne la transcendent pas, elle ne les pratique pas, car tu n'as jamais désiré nommer ce que tu t'es contenté de vouloir t'approprier en approvisionnant ton garde-manger, qui veut manger des yeux.

Tu n'as jamais désiré nommer ce que tu regardais, comme tu n'as pas voulu que je vienne au monde.

Tous ses phénomènes se sont produits en dehors de ta volonté, et qu'est-ce qui convient mieux aux phénomènes que la phénoménologie ?

Il faut les décrire, le plus fidèlement possible. Il faut revenir aux choses mêmes pour les dépeindre. C'est ce que tu sais faire, avec des mots qui ne passent pas l'imagination, mais par-dessus lesquels on passe, qu'on saute, parce qu'ils n'ont pas de souffle, ils ne transpirent pas l'Etre. La paix ne passe pas l'Etre.

Moi, le Vent, je ne me fâche pas avec les éléments. Je suis l'auxiliaire de la mer. Je dépasse les réalités que je ne regarde pas ni ne conserve, parce que leurs secrets ne me regardent pas ni ne me concerne. Je m'imprime d'elles et je les imprègne après les avoir écoutées.

Je les écoute dans l'ombre de silence qui me sert de post-annonciateur, car elle suit chacune de mes rafales. J'imprègne toujours a posteriori. J'ai une écoute bruyante. Je laisse le souvenir de ce que j'ai mis en lumière, dans la peur que j'ai inspirée à tort. Mon passage fait sortir l'essentiel, solidement gardé dans la carapace de l'immobilité. Je ne suis qu'un événement libératoire.

Ceux qui me dénigrent croient que je viens pour tout balayer ou secouer. En fait, je ne laisse le souvenir que de ce que j'ai écouté, mais je n'allonge pas ce que j'n'écoute pas sur des divans d'assoupissement qui font du vent avec des mots plus ou moins plaisantins, des plaisanteries comme "Witz", "Witz" !

Je suscite une réaction, comme si j'étais la métaphore du destin, et c'est cette réaction qui brise les chaînes d'ensevelissement de la mémoire."

Le Regard : "C'est-à-dire que tu essouffles !

Tu te dis représentant de l'Etre et certes, si tu l'es, la Paix ne passe pas l'Etre. Mais je ne crois pas que l'Etre ait du souffle, car souffler n'est pas jouer et s'il est vrai que la vie souffle quelquefois ceux dont elle se joue, elle n'est pas joueuse en général. Elle ne s'enivre qu'à l'occasion. Dans l'aquarium de mes larmes, il est rare qu'elle avale trop d'air.

Je conviens que je ne sais pas écrire, mais je ne suis pas convaincu qu'écrire n'ajoutant rien, procède d'une nécessité. Je consens qu'écrire ait la dignité d'un acte et qu'agir ne soit pas en ma puissance ; mais le Verbe n'a pas écrit : Il a dit et ce qu'Il voulait s'est accompli. Ecrire n'accomplit pas, écrire ne fait que protester, que crier hors.

Ecrire pose l'être essoufflé dans une éternité de substitution, dont la dimension est indigne de lui.

Il n'est pas tellement primordial qu'il faille du souffle pour écrire. Le problème est plutôt qu'il faille écrire consécutivement à ce que quelque chose ait essoufflé. Ecrire relève d'une tentative faite par l'être essoufflé pour reprendre haleine. D'où le souffle surprenant qui se dégage d'écrire, comme un jaillissement qui fait mal.

Je ne crois pas d'autre part que tu écoutes jamais rien. Tu te donnes le beau rôle (c'est bien aimable à toi et pour toi), en te présentant comme un événement libératoire. Ce que tu fais n'est pas libérer, c'est mettre sens-dessus-dessous. C'est, après que les premiers hommes, au lieu de les regarder, ont cueilli les fruits des premiers arbres, affoler les feuilles qui leur servaient de vêtement et les mettre à nu, en faire des sans abris, des sans maison qui ne savent où se cacher.

Tu ne sais pas écouter, il n'y a que mes larmes qui égouttent. L'œil écoute.

Ecouter, comment le pourrais-tu d'ailleurs ? On ne peut pas te jeter la pierre , on ne t'a pas appris le silence, ni à écrire sur le sable ; on ne t'a pas enseigné à écouter, on ne t'a rien appris du tout.

C'est que ventre affamé n'a pas d'oreilles et tu n'es qu'un gueux mourant de faim : je peux te consoler, mes larmes sont là. Mes larmes sont la consolations de l'âme des affligés.

Je t'ai affligé, ô Vent, mon âme ! Viens, je vais te consoler. Oui, mon coup a porté, car il n'y a pas que toi qui saches être rhéteur, mais viens : je vais sécher les yeux de ton souffle.

Je t'ai affligé, j'espère...

Tu ne pourras pas m'en garder rancune : je vais te consoler, tout va rentrer dans l'ordre...

Tu as faim. Tu vas manger dans les porcheries, je le sais.

je ne dis pas que ta digestion pue. Console-toi, je ne le dis pas. Il n'y a guère que quand tu transportes les effluves des usines chimiques que tu gênes les riverains, mais tu es une commère ambulante tout en volubilité superficielle. Console-toi : tu es une commère, mais tu as des circonstance atténuantes, mes reproches sont ténus, tu n'y peux rien, tu es tout excusé.

Tu ne sais que laisser sans-dessus-dessous tout ce que tu touches et qui ne te touche pas. Console-toi, tu ne sais que laisser sens-dessus-dessous.

Tu veux napper de ton haleine, imbiber comme un alcool. Tu veux qu'on te boive pour oublier. Console-toi, tu es la consolation des noyés. Je ne t'en aime que davantage, mais les noyés sont morts. Tu es affligé de péchés meurtriers, mais console-toi : je suis la consolation des affligés.

Le souvenir que tu laisses est ton seul acte de silence, et ce silence-là pour le coup, a tout lieu de faire peur... Console-toi, j'ai peur de toi !

Tu passes comme un psychodrame, tout se déforme sous ta brusque invasion : les uns pleurent, les autres hurlent à la mort, hystériques à l'imitation des loups. Aussi bien, toi aussi, tu émets quelquefois des louvements pathétiques.

Mais tu vas voir ailleurs, sans y raconter le roman que tu as déchaîné d'où tu viens. Ton oeuvre te passe au-dessus selon toi, sous le nez selon moi.

Il n'empêche : reste ce souvenir qui, délogé de la cachette où il avait trouvé à se tenir chaud, se tait sans pouvoir te jeter la pierre, de l'avoir mis à la rue, puisque tes raisons étaient valables, de l'expulser : les choses s'étaient enlisées, elles s'étaient passées comme la crise que tu as provoquée venait de les rappeler...

A ta décharge, il y a que tu es pulsion, et pulsion poussée toi-même, dans une seule circonstance et sans processus de répétition.

Ce que tu touches, que tu le fascines ou l'irrites, subit ta loi et celle de ton départ s'il t'a aimé, sans qu'on te trouve au fond d'aucun gouffre de spleen ni tendance criminogène.

Tu es beaucoup trop remuant pour t'embarrasser de la mort.

Quant à moi, qui partage avec toi ce goût de la vie, mais avec infiniment plus de noblesse, car j'aime l'harmonie qui marche, non comme un orgue de barbarie, mais comme un progrès dans l'histoire, je ne suis pas non plus sinistre, même si je suis de gauche, même si je pleure et suis sensible comme le dernier degré de la gamme, au point d'avoir des idées généreuses et des sentiments justes plutôt que des sentiments généreux et des idées justes. [2]

Je suis l'électricité de la Création., Toi, tu en es le courant passionnel ; j'en suis, moi, le courant communionnel, à travers lequel, du fait que je me tourne vers qui j'honore de mon aimable attention, chaque créature est entièrement reliée à toutes les autres, grâce aux lignes que je forme.

Grâce à moi, la vie passe, mais toi, tu ne relies rien à rien. Tu parles, tu te piques au jeu de la fougue et de la foudre, tu rabaisses, tu déloges, tu envoies des éclairs et non pas des messages, et rien ne te revient puisque tu fuis immédiatement après être venu, pour jouir intellectuellement de tes effets-méfaits, comme une espèce de criminel à qui serait étrangère toute idée de remords, voire de culpabilité, mais qui aurait besoin, pour ne pas se gâcher le plaisir de vampiriser, de ne pas voir les dégâts concrets qu'a causés son crime parfait, son crime de sang. Il t'arrive quand même, des années après, de revenir par nostalgie sur le lieu de ton crime.

Tu n'es pas l'Etre, l'Etre n'est pas toi. L'Etre est certes insaisissable comme tu l'es, mais il est immuable : Il peut se nourrir d'une contemplation de l'immanence dans laquelle ce qui est contemplé brille dans ce qui contemple. Toi, tu n'es qu'un grouillement permanent, une fuite en avant qui ne mène nulle part, qui n'as pas de pierre où reposer ta tête et pas de tête où reposer les pierres, pas de but. Moi, j'ai du coeur pour faire des pierres mon coeur en les abritant dans ma chair-but, sans que mon coeur devienne en pierres. Je suis le miroir des pierres.

Tout ce qui veut se refléter trouve en moi son trou de transparence. Toi, tu ne réfléchis pas, tu es dans le coup, dans le vent, tu bouges, tes idées sonten vogue, à la mode, tu aimes les effets demanche, tu poursuis en bougeant le secret de l'éternelle jeunesse, c'est le seul secret qui t'intéresse. Tu n'as de permanence que dans le mouvement et tu n'es converti qu'à l'éphémère.

Tu joues au casino. Tu mises, mais tu es en déveine, rien ne va plus, tu te tires. Tu es interdit, mais qui peut te rattraper ? Tu risques gros et tu ne risques rien, puisque tu meurs quand ça t'arrange. Je suis peut-être un idiot, mais toi, tu es un voyou."

Le vent : "Désolé de choquer ta morale de bigote. J'incline à adhérer sans réserve au jugement que tu portes sur moi, me figeant dans l'image qu'à l'emporte-pièces et tout en voulant me consoler, tu as apposée sous la rubrique Vent dans ton esprit, mais vois-tu ? Je suis si libre que je ne veux pas de tes consolations, que je me fiche de tes condamnations et que tes traits ne me font pas tomber la face contre terre pour demander pardon, plein de repentir et de bonnes résolutions. Je n'ai pas l'intention de me résoudre ni de me confondre en excuses. Je ne suis pas comme toi un branleur, pardonne-moi, un baiseur baisé de la terre, un confondu !

Peut-être que je ne réfléchis pas, que je ne suis pas mécanicien de l'harmonie et tout ce que tu voudras pour me déprécier, mais crois-tu qu'il faille un miroir à ce qui n'est qu'énigme dans la Vie ? Dieu Lui-même n'est qu'énigme indistincte à travers le filtre du présent des présences optiquement illusionnées. A peine se distingue-t-Il dans la Présence dont Il te couvre de Son Ombre, toi qui es si ridicule que tu veux te L'assimiler, tout en trouvant refuge sous Son Aile, quoique tu n'aimes à la vérité, ni ce qui a des ailes, ni ce qui te fait de l'ombre.

Tout ce qui se cherche un miroir taille Dieu à la merci de ses péchés, le met en pièces comme tu apposes sur moi des étiquettes, au cas où un jour, après le Jugement dernier par exemple, je serais à vendre, et ce serait à toi de m'acheter et de tirer de moi le parti d'un bon prix.

Car tu te crois racheté sans condition, et tu veux toujours acheter par concession, en sous-main, avec cet air qu'affectent les pires riches de ne pas accorder d'importance à l'argent trompeur, tant ils ont de valeurs et de bons du trésor. Il faut bien que la fortune du pot commun profite à quelques-uns.

Je ne suis pas à vendre, Monsieur du Regard, et nous serons toujours des énergies ennemies et concurrentielles. Mais laisse-moi cet avantage que je me fiche de t'acheter, ne serait-ce que parce qu'à la limite, c'est moi qui peux t'apporter quelque chose : oui, c'est moi qui peux te rendre service ! Pour moi, ça va très bien : je voyage léger, je suis une bohème sur le Poème-Terre, et la vie de nomade me convient mieux que la vie de château.

Toi, tu es en manque. Tu es, disons, un exilé du désir et de l'horizon.

Mais mettons que je me sois trompé, que je n'aie pas mis ton roman à découvert, que tu ne veuilles rien acheter, même pas moi qui te tiens intranquille, que tu ne sois pas un exilé de l'horizon, et que tu aimes l'amour comme ça, comme tu aimes consoler, gratuitement quoi ! pour le plaisir des yeux pour ainsi dire, et sans autre perversité.

Mettons que, loin de chercher à emmagasiner tous les livres qui se sont écrits depuis que des moines copistes ont rempli des bibliothèques humanistes, un seul ouvrage t'intéresse comme à moi, le seul secret de la jeunesse : le livre de la nature qui raconte la Gloire de Dieu, qui dit Dieu comme en un miroir.

Si tu penses en être là, tu ajouteras sans doute que l'on ne peut aimer que ce qu'on arrive à comprendre et que l'on n'est aimé que quand on est compris.

Cela n'est pas pour me déplaire entièrement, à cela près que selon moi, comprendre ne signifie pas prendre et encore moins tout prendre. j'ajouterais aussi que l'on est d'autant mieux compris et donc d'autant mieux aimé, qu'on est compris jusqu'à l'insaisissable.

Dieu a écrit le grand livre de la nature comme un miroir de Lui moins quelque chose d'insaisissable. C'est ce quelque chose d'Incompréhensible sur lequel chapitrent tous les spectrographes du "je ne sais quoi" et que doit cesser de chercher à cerner celui qui veut s'abandonner à la vraie prière de confiance et d'amour. Comme Dieu, toute image de Lui doit passer, dans le coeur de celui qui veut la comprendre, par une part de lui où cette image lui est tout à fait étrangère.

Mettons donc que tu veuilles aimer en comprenant : moi, c'est en acceptant que je veux aimer. Là est notre différence, que nous n'avons jamais sue convertir en complémentarité, en paix si tu y tiens, parce que nous nous sommes stupidement accrochés à une alternative, où la meilleure chose que puissent faire les énergies ou les gens qui divergent, c'est de vivre les uns à côté des autres sans se chercher d'histoires ; comme la seule manière d'être fidèle serait de ne pas tromper celui qu'on aime ou à défaut, si quand même on le trompe, du moins de ne pas se tromper d'amour en le trompant, et de bien distinguer dans l'amour ce qui ressortit au domaine des passions occasionnelles et ce qui a le cérémonieux sérieux des choses solennelles.

Moi, je jette des pierres, mais c'est parce que je leur fais du vent. Jamais je n'envisage de juger : je ne fais que donner de l'élan. Toi, comme tu n'es pas le diable, tu ne peux pas porter pierres, tu ne veux pas me noyer, ce qui ne t'empêche pas, bien que tu mouilles ce que tu comprends en le reflétant dans ta mélancolie larmoyante, de le juger de l'intérieur de ta sévère austérité.

D'ailleurs, quelles que soient nos intentions respectives, la pierre est franche quand elle tranche. L'eau fait de l'acte qui s'y mire une vase si bien excusée qu'il en ressort toujours sali.

Voici selon moi les trois paliers de l'amour : compréhension, acceptation et disparition. [3]

Mes ailes sont celles du voyage et tout est fluctuant, rien n'est immuable puisque Dieu se repent de moi, le Vent, quand Il désavoue le déluge. Tu ne capteras jamais rien en le fixant. L'immobilité t'échappera toujours de quelque façon. Il y a un point derrière l'horizon que tu ne verras jamais, parce qu'il fuiras si tu t'approches.

Tu ne le verras jamais, à moins de me concilier. Il faut que tu essaies de m'amadouer, de m'apaiser, pour que je t'emmène et que tu puisses, grâce à l'amplitude de ma danse volante, marcher sur mon onde emportée, au rythme de ce qui t'échappe."

Le Regard :" Et tu as trouvé ça tout seul ? Tu as refusé ma consolation pour me proposer ta paix incertaine ? Tu as dévoilé mon roman sans avoir l'intention de me laisser à ma première nudité, sans emporter Dieu Que j'aurais déçu ? C'était donc cela que tu étais venu me dire ?"

Le Vent : "Cela ou autre chose. Est-ce que je sais ce que je dis ? Ce n'était pas prémédité. Oui, c'est venu tout seul, dans la conversation. J'étais venu pour te voir, pour voir si tu avais changé. Je t'ai trouvé dans le désarroi et j'ai voulu, non pas vraiment te consoler, mais te porter secours. Et je me suis laissé aller, je t'ai dit ce qui me passait par la fiole… J'en ai tellement entendu, si tu savais..."

Le Regard : "Je te remercie néanmoins d'avoir noté que je n'étais pas le diable. Pourtant, je ne vois pas ta proposition d'un très bon oeil."

Le Vent : "Le contraire m'aurait étonné."

Le Regard : "Je ne sais trop si je dois l'accepter, n'étant qu'au premier pallier de l'amour selon toi. Elle ne me paraît pas honnête : tu sais tant d'envoûtements, tu ne me dis peut-être que je ne suis pas le diable que pour tâcher, par ruse, de m'attacher !"

Le vent : "Tu aurais peur d'être le diable ?"

Le regard : "a qui cela sourirait-il d'être cause d'engrenage ?"

Le Vent : "Ou d'enfermement. L'enfer, c'est l'engrenage et l'enfermement."

Le Regard : "Pourquoi, de nouveau, me piquer au point sensible ? Je ne suis pas maître de ne pas enfermer, de ne pas fermer les yeux."

Le vent :

"Mais fermer les yeux peut être une façon de ne pas dévoiler. Tu n'as pas à avoir honte de ne pas tout te rappeler et de placer quelquefois sous la protection de ton hyppnose l'inviolable transparence."

Le regard : "Merci de m'en donner acte. Mais Tu sais aussi combien je souffre de ce que l'horizon se détache de moi. Et je rêve de l'attacher, de lui être attachant, car je ne suis que lien, mais elle se volatilise et, sur le tapis volant du monde, je ne suis pas près de la rattraper, si vite que jem'élance à sa poursuite, dans l'effet d'entraînement de son amour. Je ne suis qu'un lien sans aile,dont l'horizon se défie, parce que mon intelligence n'aime pas tant l'analyse que la synthèse.

L'horizon s'évade et me fuit pour me confondre, pour que la réconciliation ne soit jamais signée entre l'enigme et la question.

Quelque chose me dit que je ne dois pas réussir. Et si c'était là mon destin ! Et s'il y avait là quelque chose de consubstantiel à ma condition de lien pleureur comme un saule au sol attaché ? J'ai fini par l'accepter.

Je te soupçonne de le savoir et de vouloir me détourner de la résignation à laquelle je suis finalement arrivé. Que me veux-tu ? Pourquoi viens-tu maintenant ? Il y a si longtemps que je suis coincé. Pourquoi réveiller ce qui dort et stagne dans la vase bien-heureuse ?

Tu m'as fait illusion, les premiers temps que nos deux énergies cohabitaient dans la Création-fourmilière. J'ai cru que nous pourrions nous entendre, que je pourrais m'allier à toi, m'envoler sur tes ailes, que nous pourrions à nous deux voler le bonheur ! J'ai cru que nous pourrions nous gémelliser, mais je ne veux pas d'un jumeau tel que toi, je ne crois pas en vouloir. Notre bessonière deviendrait vite une maison de jalousie, et pas seulement parce que la jalousie est une fenêtre comme la psyché est un miroir.

Tu me troubles, tu es content? Tu es arrivé à tes fins ? J'ai peur que tu ne triomphes. Quel scandale ce serait : que le Vent triomphe du Regard, que des paroles venues d'on ne sait où me fassent envoler, moi qui braque mes projecteurs sur la terre trop ronde pour tout me dire, mais tout de même trop plate pour me mentir ! Moi qui ai besoin de fondre les parallèles en un point de jonction, moi qui n'ai de projet que cette fusion même, de ramener Dieu à moi, Que tu emportes ! Et tu prétends moi aussi me démonter ? Et tu n'es pas loin d'yarriver ? Je ne veux pas."

Le Vent : "Ce qui te gêne, c'est que je t'apporte une lumière sur toi qui t'importune. Il te paraît beaucoup plus simple de penser que, puisque je ne t'éclaire pas comme le soleil, je n'éclaire pas du tout et je ne fais que tout emporter.

Tu crois que je t'aveugle en pure perte en te faisant baisser les yeux jusqu'à terre, puisque je ne t'éblouis et ne te consume pas. Que n'accordes-tu quelque mérite à la froideur !

Tu rêves à une mystique dépouillée du froid ou à brûler sans douleur, pour accoucher d'une vision colorée de l'Absolu fluide et délayé. Dans cette vision béatifique de ce Dieu cosmique, image de ta visibilité, tu resterais bouche bée toujours, dans l'aphasie adorante et stupide devant le Silence imprononcé.

Moi, je t'illumine de froid, je t'éblouis de moi. Je t'éclaire de t'aveugler pour que tu te décides à accepter qu'il n'y a pas qu'à comprendre. Il n'y a pas qu'à emmitoufler en toi tout ce qui a froid dans le vide. Il n'y a pas que de la fluidité dans l'air et pas du tout d'immobilité dans l'Etre. Il ne doit pas, il ne peut pas y en avoir.

Une âme, à supposer que tu en aies une, si elle est immortelle, ne peut pas être immobile, non qu'elle doive nécessairement transmigrer de réalité corporelle en macromolécule pour communier successivement à la conscience de l'atome de pierre et à celle du soleil fumant. Mais même si elle te reste attachée, elle ne doit jamais oublier de voyager, non pour faire de toi un pèlerin à perpétuité, mais parce que rien ne doit te convenir au point que, coupant cours à toute créativité, tu en oublies le reste du créé, car tu peux créer en regardant. Tu peux créer comme je dramatise, en analysant, face à face, la complexité de l'acte en vie et non en le simplifiant et en l'excusant d'un regard complice.

Tu t'imagines que si tu lèves les yeux au ciel, tu vas brancher ton coeur de regard sur ce que tu aimes et qu'en aimant tout, tu brancheras tout sur Dieu Qui Est le bien.

Peut-être, mais si le courant passe, il ne circulera qu'une fois pour toutes entre vous deux, et il ne circulera que de toi à Lui. Lui, ce que tu aimes, se sera couché et ne pourra plus jamais se relever. Tu l'auras électrocuté, paralysé, tué une fois pour toutes, alors que, de même que je renais à chaque chose que je découvre, je ne tue pas définitivement : je ne fais qu'assommer...

Mais toi, ce que tu auras branché en parallèle pour que le courant passe et rejoigne les points destinés à ne jamais serejoindre, en le tuant une fois pour toutes, tu l'auras statufié comme une structure de buste, car tu auras engourdi sculpturalement toutes ses capacités motrices.

On ne peut pas voir et laisser courir, et la croûte des statues est formée du mortifiant silice qui s'est sédimenté à partir de la poussière des yeux qui auront vu et pleuré. Tu auras fait porter silice à ce que tu auras voulu aimer de ta compréhension transversale. Tu l'auras fossilisé, terrassé. Tu ne pourras plus que faire de la spéléologie à l'intérieur, au lieu que, si tu l'avais laissé s'échapper en regardant partir son point lumineux plongé dans la Vie, tu ne le connaîtrais jamais qu'il ne te reste encore inconnu, tu ne croirais jamais en être rassasié que tu n'en aies encore faim, tu courrais après et m'ayant concilié, tu pourrais savourer les moments de pause où m'apaisant, je te le montrerais par dévouement, pour que tu croies goûter le définitif, alors que tout doit toujours rester, non seulement provisoire, mais propositif.

Je t'invite, viens-tu ? Je te propose, veux-tu ?

L'éternité, c'est que rien ne s'achève. Il n'y aura jamais de connaissance achevée, ni de point figé sur sa ligne, ni de loi arrêtée qui ne soit sujette à se modifier, si les faits, loin de l'avaliser par tacite reconduction, têtus à ne jamais se taire, continuent de parler contre elle.

Si tu veux que ton âme ne se conduise pas comme une mémoire accumulative dont chaque souvenir, comme d'un magasin, puisse être puisé et sortir, si tu ne veux pas être vendu aux enchères en collections comme tu as voulu m'acheter par appât du gain, si tu veux que la réminiscence baigne et liquéfie tout ce dont tu auras en vain cherché la transparence, n'achève jamais de vouloir découvrir, remets ton âme à édifier, remets-t-en à mes ailes pour poser ton amour. A nous deux, nous n'aurons jamais fait le tour de rien ! Je te propose, que choisis-tu ?"

Le Regard : "Ca demande réflexion, on va voir !"




[1]
A beaucoup d'égards, j'ai été marqué par Marguerite Duras, même si entre elle et moi il y a cette différence, outre qu'elle est de notoriété publique et que j'en suis privé, qu'elle est parvenue à insinuer des personnages dans une méditation purement poétique alors que faute d'en être arrivé là, je fais profession de me défier du romanesque et je prends mes distances avec lui. La prise de distance n'est le plus souvent qu'un aveu d'impuissance.Pour ne pas rallonger inutilement cette note, je ne ferai que souligner deux faits à propos de Marguerite Duras : à la base, il y a toujours un fait qui s'impose, comme un point sur la table, après quoi, exposition faite, on peut s'en donner à coeur joie, ayant bien proprement lavé son linge sale en famille. Or chez Duras précisément, il n'y a pas de faits : il n'y a que des questions dissimulant du sens et qui, dans une pièce comme L'amante anglaise, bouleversent l'exposition. En effet, toute l'intrigue est exposée dans les trois premières phrases. Il n'y aura pas de rebondissements, pas de péripétie, pas d'histoire : toute la pièce va consister, en une maïeutique bizarre, à cerner les raisons qui ont présidé à l'irruption des faits criminels initiaux. Mais passons, car l'exposition chez Duras n'est ni notre affaire, ni notre fait.Tout d'abord, Marguerite Duras est La femme du Gange. Elle est fascinée, non seulement par l'Inde, mais par l'Asie où s'est douloureusement déroulée son enfance. Ma référence aux mamans de Calcutta est directement tirée du Vice-consul, dans lequel Duras décrit la mendiante de Calcuta abandonnant, à bout de force, sa petite fille à des soins bourgeois, avant de sombrer elle-même dans la folie.En second lieu - mais les lieux sont partout, on met des lieux partout, on rend publiques toutes les paillotes : on veut des lieux publics, des lieux d'aisance à deux francs pour la dame-pipi, des lieux communs, des lieudits... On trouve même des lieux de mémoire dans la sociologie de Saint-Germain des prés qui aime bien la mise en abyme -, Marguerite Duras a introduit dans la littérature un procédé que Nathalie Saraute a utilisé avec plus de pose, et qui consiste à obtenir l'effet de silence en projetant à la fin de la phrase, séparé du reste par une virgule suspensive et repris anaphoriquement, d'un élément extrait de la phrase et situé avant cette virgule, un monosyllabe qui pend, un coup de poing tel que "rien" : "Elle ne sentait plus rien pour lui, rien, rien" (pastiche).
(2]
Reproche fiat par Maurras à Madame de Staël.
[3]Mais n'oublions pas de noter ceci, qui est très important pour ne pas être détruit par l'amour :

tant que nous sommes hommes (et sans doute, les éléments aiment-ils comme nous), nous aimons à partir de nous-mêmes, et l'amour que nous portons à l'autre et à Dieu est ordonné à notre amour de nous. Tout amour qui ne prendrait pas sa source en nous ne serait qu'une parade orgueilleuse d'humilité par où nous nous nettoierions l'amour-propre.

Ce que nous ne comprenons pas en nous, siège où nous le contenons, nous nous exposonss à le juger en nous dédouanant d'autant plus facilement que, nous croyant libres de notre jugement autant que la justice immanente, nous nous prenons pour l'étalon de la perfection, le mètre de la sublimité.

Nous nous déculpabilisons à bon droit si nous nous déresponsabilisons. Nous ne faillissons que faute de nous aimer assez pour répondre de nous.

Julien Weinzaepflen

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