mercredi 3 novembre 2010

Destin-à-taire

Paris, le 5 mars 2002

1. Mon ami,





Tu m'as destiné à n'être que le destinataire tacite de ton message mutilé, devant assister impuissant à la déchéance annoncée de ton destin calciné, en catastrophe caractérisée. Tu m'as envoyé des bouteilles à la mer, des signes. Tu ne voulais surtout pas de réponse. Surtout rien qui ressemblât à une résolution de ton équation personnelle en une formule mathématique de ton secret bien gardé en son jardin, où ta difficulté d'être eût été neutralisée par un positionnement froid du problème vivant de toi-même. Tu ne voulais pas que je te dépouille de tes nerfs, que je te dévitalise à force de te simplifier dans une compréhension à visée objective. Une telle adhérence de ta complexité au réel analytique t'aurait donné la désagréable impression que, sous couvert d'essayer de t'expliquer à toi-même, je n'aurais eu fin que de t'asservir à ma vérité sur toi, de te transposer en moi pour que tu vives à mes dépends.



A force de me correspondre autant que tu correspondais avec moi, tu t'es voulu engloutir en moi pour m'envahir et finalement me réduire à n'être que toi, ni plus, ni moins que toi-même. Tu t'es voulu couler en moi pour te soulager d'être toi en devenant le tout de moi, ni plus, ni moins que le tout, toi, de ce moi que sans doute avant toi, tu trouvais trop pauvre, trop futile, infantile.



Tu t'es fait source et tu m'as enfanté. Grâce à tes signes, à tes bouteilles, ce moi que tu as ensemencé a connu le don d'écrire, d'isoler dans la mer sans fond des choses son fondement absurde, cette originalité dont je m'auréole en perte sèche. Tu m'as fait renaître. Tu m'as appris à sortir de ma gangue et de ma chrysalide. Seulement, quand je t'ai proposé de vouloir de moi pour fils spirituel, quand je t'ai avoué que tel était l'ascendant que tu avais pris sur le papillon que j'étais devenu, tu as fui de tout ton corps alerte, tu m'as piqué venimeusement pour tenter de me rendre inerte, tu t'es écrié impétueusement que jamais, tu n'avais voulu être le père de personne, que tu avais seulement tout fait pour te rendre inoubliable. Tu m'as accusé de tirer impertinemment argument de l'ascendant que tu avais pris sur moi pour faire partie de ta vie, pour me mêler à ta vie en me mêlant de tes affaires, en me servant d'elles pour te transformer en moi et prendre ma revanche.



Tu as pris la fuite et, s'il ne te restait ce besoin de moi que je sens à la continuation de tes appels, je dirais que tu y es arrivé. Tu m'as demandé explicitement de ne plus te répondre tout en continuant de recevoir tes lettres ; et moi, je n'ai rien pu faire, je n'ai pas pu dire non, nous étions allés trop loin, je suis resté là, coi, au pouvoir de ton message imperturbablement écorché, de ton chantage vital, penaudement victime de ce frisson qui nous prend après qu'on a mangé une glace quand on n'a pas de poids et qu’on a froid aux dents. Je suis resté sans gloire, sans voix, glacé, frileusement réduit à ma fascination, piteusement débouté de l'adoption dont je rêvais, seul pour la première fois de ma vie peut-être et esseulé par un ami qui s'était voulu trouver un compagnon de solitude, m'avait choisi, avait demandé ma main, avant de la quitter insatisfait parce qu'avec la solitude, on ne rompt pas. On ne largue pas cette abusive maîtresse qui fait son nid d'enfer de nos coeurs de feu et nous laisse, à nos retours d'avoir triché, passablement perdus avec nos gueules de bois qui écument rageuses et nos silhouettes qui rasent les murs en titubant, après s'être perverties dans les bruits de la nuit, dans les bruits de la bringue, parmi des vapeurs qui nous avaient fait prendre un autre de fortune pour notre alter ego, notre âme damnée, notre élu, mais chute ! On ne s'appesantit pas sur ses déconvenues. L'autre est premier, vive l'autre ! Nous sommes destinataires, taisons-nous. Mourons à nous-mêmes et taiseux, puisqu'elle nous baise, baisons la terre. Comme l'homme en blanc, donnons à la terre un blanc-seing pour nous baiser !







2. Ma société,





Je te remercie de la rhétorique et des aiguilles que tu dépenses pour me coudre un beau costume d'homme libre sous lequel, à nu, il n'y a que ma dépendance d'esclave et mes cicatrices à fleur de peau qui se disputent tous les points de mon corps battu de verges. En effet, tu n'as rien négligé pour que je ne sois plus inscrit au parti de ceux dont on s'abstient : tu m'as assigné à la citoyenneté, tu m'as acheté à mon patron pour me changer de modèle, tu m'as affranchi de l'esclavage légalisé au point que, tout plébéien que je suis, je ne suis pas du tout l'un de ces chiens à qui l'on donne la pâtée des jeux du cirque, mais j'ai droit de oui ou de non sur tous mes députés, à condition bien sûr que je ne dise pas "merde" ! Car, si je dis "merde", je fais un mariage blanc et ça, le blanc, le pur, c'est un peu interdit, ce n'est pas tellement de saison dans une compagnie qui ne se croit pas en hiver puisqu’elle descend du singe, au contraire de dieu Qui descend du signe. Mais franchement, je ne suis pas fâché de ne pas me commettre en grossièreté, car la vulgarité serait la scorie de ma langue et, moi qui suis un coeurcandide, je sais bien que l'impuissance, c' est le pur, même si peu de gensle confesseraient, tant de sexologues étant passés par là...



Tu as fait de moi, société bien-aimée, un objet de civilisation : tu m'éduques, tu me sors des sentiers battus de mes convenances personnelles, tu me structures d'interdits, tu m'apprends à aimer la loi, tu m'invites, moi l'objet, à discuter des sujets discutables, tu me briques et me poudres pour me rendre digne du pacte que tu veux contracter avec moi, de l’anneau que tu veux me passer au doigt pour célébrer le mariage arrangé entre toi et moi depuis que le hasard, en me faisant naître sous ta coupe, nous a promis l'un à l'autre. Et quand tu m'auras épousé, je ne devrai plus seulement m'enorgueillir d'être sous la sujétion du devoir conjugal : j'aurai aussi mon devoir électoral à remplir et, en le remplissant, de préférence le dimanche, le jour du Seigneur (tu m'as baptisé civilement, j'ai ma carte nationale d'identité), je ne suis pas seulement menacé d'impuissance et ne dois pas me contenter de redouter le fiasco : je suis sûr de mon impuissance et, étant donné que les promesses n'engagent que ceux qui les reçoivent, je mets le fiasco dans l'urne et le fisc à mes trousses : il n'y a rien de pire qu'un non imposable qui se montre contrit d'être contribuable. Que serai-je sans ton assistance qui vins à ma rencontre quand tu m'as reconnu invalide? Et de quel ton faudrait-il prendre que je te méprise, moi qui, tiré du néant, n'étais qu'une belle endormie, pas seulement capable de demander à naître ?



Tu m'aimes plus encore que je ne te révère, société chérie ; tu me veux du bien, tu fais pour moi l'impossible. Tu fais l'Europe, parce que l'Europe, c'est bon pour moi, ça me fera du bien : c'est la victoire de la démocratie sur l'ordre barbare de la guerre, seulement cette victoire a besoin que jela boucle, : l’europe ne saurait prendre le risque que je la désapprouve, que je ne la plébiscite pas. Aussi, je me tais et ne me plains pas. Je ne suis pas sollicité à me prononcer sur l'avenir de ma cité, je ne suis qu'électeur, c'est-à-dire destiné à entériner les contorsions de ceux qui, dans les olympiades de la citoyenneté pleine d'initiatives, se sont brillamment illustrés sur les barres fixes des appareils. Ce sont ces marathoniens de l'arrivisme à qui l'on décerne la palme et le nom d'élus. Il faut toujours des élus, on ne saurait se passer d'eux. Qu'on vive dans un gouvernement du peuple ou dans une oligarchie où ceux qui ont du bol se tiennent par la barbichette, il y a toujours beaucoup d'appelés et peu d'élus ; et les élus n'appartiennent jamais à la caste des rêveurs qui refusent la damnation de la méconnaissance, se revendiquent du peuple et, quand ils parlent en son nom, nous mettent en grand danger de populisme. Le populisme, c'est le contraire de la démocratie. Si quelqu'un veut être chaman, il doit se ranger sous la bannière de celui qui a parlé plus fort que les autres et il doit s'incliner devant la force occulte de l’intelligence de ce « leader naturel ».



Mais je sens peser sur moi le regard mauvais des gens qui m'écoutent et qui croient que je me moque, des gendarmes qui m'entendent et me rappellent à l'ordre :

"Qu'est-ce à dire, soldat? De la rébellion ? Refuseriez-vous d'apporter la caution de votre silence à la société qui vous veut tant de bien ? Comme le crépuscule d'une manifestation qui se berce du grand soir, ne voyons-nous pas poindre sur vos lèvres les prémices d'un slogan murmuré ? Comme un mutin, ne vous préparez-vous pas à déserter l'approbation muette qu'on vous demande pour monter le monde meilleur sous la tente duquel vous dormirez en paix sur votre lopin pavillonnaire de petit emprunteur? Refuseriez-vous, kolkhozien, de prêter votre militantisme à l'élaboration de l'ordre subversif établi qui fait jouir sans entraves le premier Jean-Claude Guillebaud qui passe ?"

"Que nenni, messieurs les disciplinaires, vos oreilles auront fourché, vous aurez à votre insu fait une contrepèterie de sens, vous vous serez laissés abuser par une crue de cérumen : mes intentions n'étaient pas délatrices ou antibourgeoises , je m'inclinais devant mon député maire. Ne contemplez-vous pas sur mon visage encore ébahi les stigmates de la componction ? Que les protestataires ne comptent pas sur moi pour faire la révolution ! Je sais trop combien ça coûte : une terreur qui impose silence à tout ce qui s'échauffe au feu d'une autre révolte et des morts à n'en plus finir qu'on se jette ensuite au visage. On en a du sang plein la face. A Dieu ne plaise qu'un tel carnage nous récompense du silence avec lequel nous nous soumettons au complot du mariage forcé qui nous assujettit à nous comporter comme les alliés objectifs d'une famille que nous ne saurions trahir que pour en être la honte ! Et nous serions à nous-mêmes notre propre ignominie, car nous devons représenter le ciel qui nous a vu naître. Comment ne me prévaudrais-je pas d'une mission si glorieuse? Quelle que soit mon intime conviction sur la manière dont le matriarcat qui m'a mis sous tutelle gère les affaires courantes d'une société devenue clinique après avoir été paternaliste et clanique, je préfère payer le tribut de la bouche en cul de poule que m'engager dans des provocations qui n'y changeraient rien. Je suis citoyen, soit! Cela ne m'empêche pas de me replier sur moi de temps en temps... !







3. Mon Dieu,





Tu m'as réduit à dire oui et amen. Tu ne m'as donné à peu près que le droit deconsentir. Après que Tu m'as mis au monde, j'ai reçu mission d'accepter et permission de valider, de prendre acte du message génétique dont Tu avais prédisposé pour me confectionner une personnalité unique et capable d'agir selon sa vocation, la Vérité et Ta Volonté, bref une personnalité à la hauteur fabuleuse de son insurpassable dignité. Tu ne m'as donné le feu vert que de t'obéir et Tu as balisé ma course de cheval d'obstacles sinon infranchissables, du moins où trébucher presque immanquablement. Tu n'as pas mis au crédit de ma force morale le fait que par miracle, il m'arrive de ne pas tomber et de ne pas succomber à la tentation. Tu m'as abdiqué tout mérite. Tu m'as appris que tout ce que je faisais de bon, je le tenais de Ta Grâce alors que tout ce que je commets de mal était le fruit de mamalice. Tuas insisté sur le fait que Tu avais créé tout pour Toi et qu'en dehors de Toi, je ne pouvais rienentreprendre. Tu as tenu à me faire savoir par la bouche de tes oracles théologiques que certes, Tu m'avais créé, mais que Tu n'avais nul besoin de moi. Tu as décrété que si je ne prenais ma croix, ne perdais ma vie et ne te suivais, c'était peine perdue : j'étais déjà jugé, foutu pour le salut, perdu pour la céleste patrie.



Tu as payé pour moi et me l'as fait payer. Tu m'as prié de t'en louer sans cesse alors que non seulement je ne T'en demandais pas tant, mais en outre, je n'avais nulle conscience de Te devoir quelque chose en héritant d'une dette et d'une faute qui me sont tombées dessus avant que j'aie volé ma première mandarine ou commis ma première bourde. Et le poids de cette faute alourdit ma vie d'une culpabilité qui s'ajoute à ma dégénérescence héréditaire : qui a bu boira, qui vole un oeuf vole un boeuf... Je suis un faisceau de tendances qui entre dans des engrenages.



Je ne suis pas givré, Tu dis que Tu m'as sauvé. Pourtant moi, je n'en sens rien. Je n'en perçois nulle trace dans l'actualité de mon espèce où la guerre fait rage sous le fallacieux prétexte de justice expéditive et punitive, où le miracle fait exception à la règle de la maladie non guérie, de l'accident non proscrit et de la Création non domestiquée, sinon par le travail d'une longue enquête. Certes, je ne doute pas que Tu tiennes parole et que Tu sois fidèle à Tes promesses, mais tout se passe comme si (vois si je prends mes précautions et excelle à parler comme Bergson), à mesure que j'avance dans la connaissance de ce que Tu m'as permis d’apprendre de Toi, comme un point d'horizon, Tu t'éloignes de moi, Tu recules, mettant autant de distance que devant entre mon effort et Toi et me berçant toujours d'une Promesse qui m'échappe de la longueur même dont mes bras se tendent vers elle. Je marche sur un fil et, pèlerin équilibriste, je pratique un chemin impraticable et qui n'en finit pas. A bout d'ampoules et de fatigue, je n'ai que la consolation de la halte et le répit de la nuit. Interdit d'hédonisme, je puis jouir du repos, mais en temps compté. Je suis une pendule qui doit veiller rigoureusement à respecter les règles du balancier rythmique et à ne me verser, pour être correct et normal, pas plus de deux verres de vin par repas. J'ai des aigreurs d'estomac et je peine en veillant à Te chercher.



Ce n'est pas drôle si, non content de m'avoir donné le jour pour jouer à cache cache avec moi, Tu as arrêté les règles de manière à toujours gagner à la fin, si tant est que la vie soit un jeu où gagner soit un gain. Je préfère encore l'absurdité de l'école des fanns où tous les enfants étaient censés gagner le concours de chant qui n'en était pas un. Moi, Tu me fais chanter, mais quelle est ma ligne et mon partage de chance sur cette arrête où je m'écorche parce que je ne suis pas insensible à la douleur ? Je ne suis pas sportif et je suis tourmenté du besoin convulsif de Te chercher dans l'effort musculaire, de me hisser jusqu'à Toi comme sur un tabouret de bar, en un coup de rein alpiniste où mon moral en prend un coup parce que ma morale, qui d'ailleurs n'est pas sauve, ne m'est d'aucun secours. Puisqu'on Te présente comme l'Etre infiniment Simple, ne pouvais-tu nous donner le loisir à Toi et à moi de nous connaître et de nous aimer sitôt que la vie insufflée en moi nous aurait mis en présence ? Je n'ai pas demandé à T'aimer et ne puis m'en passer. Est-ce pour t'occuper que Tu as mis tant de complication dans l'amour, comme on dit que c'est pour Te désennuyer qu'à un moment de l'éternité, Tu as pris temps pour te mettre à créer? Explique-moi ce qui toujours t'oblige à fuir quand je T'atteinds, pour que l'amour augmente ! Ai-je seulement le pouvoir de mourir ? Tout n'est-il pas tellement inéluctable que je n'ai que la liberté facultative d'adhérer sans adhérer ? Comment m'aimes-tu, si Tu ne me donnes aucune latitude, sinon celle d'être en manque de Toi, de Te courir après et de ne jamais Te rattraper, comparaissant en prime, à la fin de cette épopée de l'impossible, devant Ton Tribunal de pénitence parce que, dans les tribulations qui m'auront fait me casser la gueule en ne sachant pas Te chercher, je serai convaincu de péché pour avoir couru de travers !



Mais qui me dit que je ne commets pas une imprudence ou même un impair en Te parlant comme je le faisà cette heure ? Pour un peu, on pourrait me taxer d'impiété et me mettre à l'index pour blasphème, car qui me dit que ce que je dis, je le dise en droit et j'aie le droit de le dire? Que dis-je ici que j'aie reçu mandat de Toi, et en quoi Te cherché-je en T'ayant déjà trouvé ? Je parle et ce ne sont que mes mots qui font sonner la cymbale de la fulgurante révolte. Je les entends d'ici, ceux qui n'y entendent rien, me fermer la bouche d'un attouchement verbal, avec leurs doigts mouillé d'inquisiteurs platoniques, et me traiter d'hérésiarque sous prétexte que, pour parler ainsi, il faut que j'aie bien peu de foi et qu'alors, si je n'ai pas la foi, je n'ai pas ma place dans l'Eglise et je ne mérite pas ma place au soleil : je suis pire qu'un divorcé remarié, le pire des pécheurs, pire que quelqu'un qui vit à la colle comme je le fais d’ailleurs, pire qu'un concubin qui prend des bains de con et aime que sa femme frétille du cul : on ne doit pas me recevoir et je n'ai pas le droit de communier, tant je m'essouffle en imprécations. Et d'ailleurs, qu'est-ce qui pourrait sortir de bon d'un concubin, d'un misérable sans asile comme je suis, à qui l'on ne voudrait pas même donner un banc d'église pour qu'il y dorme en paix ! Qu'on me ferme la maison du Père: je n'y suis entré que par effraction, pour vider les troncs et voler leur contenu. Est-ce que j'ai seulement revêtu mon vêtement blanc? Est-ce que je me suis réjoui d'être un invité surnuméraire et est-ce que j'ai mesuré combien revêt de dignité ma condition de destinataire? Est-ce que, moi qui ne suis pas sorti de la cuisse de Jupiter, j'ai un seul instant fermé mon clapet pour Te laisser répondre?



qui me dit que je ne commets pas une imprudence? Je les entends d'ici, ceux qui n'y entendent rien : ils m'en avertissent, ils vont me chasser, et moi qui me croyais si grand de couvrir leur voix ! "C'est trop facile !" "Tais-toi donc, grand Jacques, tu n'es qu'un imbécile impertinent !" Moi qui me croyais si juste, je suis seulement si seul, sans compter que qui sait? Il y a des précédents : ceux qui avaient récriminé contre le pays que Tu leur promettais et s'étaient plaints du travail dont Tu les accablais et de la manne dont Tu les nourrissais, du temps que Tu marchais dans la colonne de nuée à leur tête, ne les as-Tu pas fait périr par le feu ? "et l'Eternel l'ayant entendu, Sa colère s'embrasa, et le feu de l'Eternel s'alluma parmi eux, et en consuma quelques-uns à l'extrémité du camp" (nombres, XI, 1). Et il y a des menaces qui ne laissent pas planer le doute : "Si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de même" (Luc, XIII 5). Alors moi qui ne suis pas un foudre de guerre et qui suis haut comme trois pommes que j'ai mangées sans en avoir le droit, du haut de quelle liberté oserais-je pousser ma réprimande jusqu'à Toi ? On ne saurait réprimander Dieu, on n'est apte qu'à Le mendier. Aussi, autant Te prier pour que Tu m'habites !



Voilà fait mon adjornamento : je peux dormir sur mes deux oreilles ! Lorsque Tu reviendras, Tu me trouveras vigilant et sans rancune. Je ne te chercherai pas de mauvaise querelle. Ayant passé toute ma vie à Te provoquer en duel, j'aurai enfin cédé à l'injonction que Tu fais à ceux qui sont en oraison : "Adore et tais-toi !" On ne me trouvera pas dans le clan des révoltés. Je n'aurai pas vendu mon âme au diable. On ne me trouvera pas dans les rangs des comparses de Satan. Je serai enfin un enfant sage et pacifique. Je ne me prévaudrai plus de mes toquades et de mes rebuffades. Je serai un buffle débonnaire qui vient quand on le siffle. Je me serai laissé dresser à ne pas discuter les ordres...







4. Épilogue,





De tout cela et du reste, ni sur ma situation personnelle, ni sur celle en général du genre humain, mon espèce ; sur la condition ontologique de cette espèce qui dit savoir qu'elle sait ou savoir qu'elle ne sait pas, selon qu'elle prise davantage la philosophie de Socrate ou les qualité de l'homo sapiens sapiens ; sur le droit à la parole de l'homme qui naît en vagissant ; de tout cela et du reste croyez-moi, je ne tire aucune vanité de conclusion.



Ma foi n'est pas si petite qu'elle ne s'étire jusqu'à contenir mes doutes les plus radicaux. Je puis sans forfanterie répondre au Fils de l'Homme Qui demande : "Quand Je reviendrai, trouverai-Je la foi sur la terre ?" "Oui, en moi." Avec une foi comme la mienne, on pourrait transporter des montagnes et je l'ai fait, vous en êtes témoin, qui m’avez lu attentivement. Qu'ai-je besoin d'humilité ? Ne voyez-vous pas que je suis humilié jusqu'à rendre inutiles mes paroles vomitives qui se répandent et se révoltent en vain comme de la lie qui ne sonnerait pas l'hallali ? Je suis frustré de créer. Jusque dans ma pulsion de mort, je ne crée pas. Il y a eu un Verbe coéternel au Père avant que soit pour moi marqué le temps de l'existence ; je suis donc condamné à ne pas marquer et rabattu au verbalisme. J'écris dans les marges, des chiens me lisent. Dédicataires de mes inepties frondeuses, ils respectent scrupuleusement l'ordre qu'ils ont reçu de me mordiller les pattes pour me maintenir derrière l'étendard de l'Eglise triomphante. Cette Eglise interdit le théâtre et je ne suis qu'un histrion. Je ne laisse pas pourtant d'avoir ma part du triomphe, bien que je sois condamné à ne rien dire qui compte.



Telle est mon humiliation. Je n'ai pas besoin d'affecter une autre humilité, et ma croix aussi m'est donnée séance tenante quand je nais. Ma croix, c'est moi, avec ma finitude et le désengagement de mon langage dans la réalité qui seule est utilitaire. Ma croix, c'est moi. Je n'ai pas besoin de courir toutes les boutiques de bondieuseries pour en chercher une autre. Je suis crucifié par mon essentielle pauvreté, que j'embrasse. Peut-être, me trouverez-vous frileux, puisque je me reconnais pauvre, de ne pas me laisser enrôler dans le parti des prolétaires qui, marchant à l'envie, parlent haut de conquêtes et de progrès avant de se désoler de leurs illusions perdues. Suis-je frileux de me replier sur moi-même, comme un égoïste que ne concernerait pas le sort commun, moi qui, en tant que fidèle à un Dieu qui m'a fait pauvre, partage avec tous ceux qui ont reçu le baptême un commun sacerdoce ? Suis-je frileux ? Dites-le moi. En tout cas, je ne me vante pas de mon attitude et n'invite personne à m'imiter : je ne suis pas un exemple. Non, vraiment, je ne me vante pas de ce qu'à coup sûr, si j'étais né du temps qu'il fallait a posteriori choisir d'entrer en résistance, j'aurais éprouvé quelque réticence et sans doute, aurais-je fait partie des quatre vingt dix-huit pour-cent des Français qui sont rentrés dans leur coquille.



Je ne dis pas : si le parti communiste devenait le parti du partage pour n'avoir plus partie lié avec les horreurs commises au nom d'une idée noble par les nomenclaturistes du Moscou stalinien, peut-être y prendrais-je ma carte. Mais ce changement de nom est impossible et la société n'est pas mon fort. Je ne suis pas du monde. Ma croyance au progrès est d'autant moins solide que le chrétien au regard du siècle, loin d'agiter ses grelots pour se faire volontaristement le levain de la société, doit être résolument pessimiste. Il ne faut pas dévoyer son espérance, sous prétexte que le Royaume de Dieu est au-dedans de nous et ne commence pas à l'entrée dans la vie éternelle, jusqu'à la rabattre sur un hypothétique monde nouveau construit de main d’hommes, à coups de solidarité bêlante. Aussi, souffrez que je m'esquive, quand cette démocratie qui n'en est pas une veut me faire croire que je choisis et que ma voix compte.



Quand à mon ami, dans la société de qui je retourne après avoir quitté la société des hommes qui est une vraie mine antipersonnelle, ne craignez pas pour lui ! Nous ne sommes pas au bord de la rupture. Il est à craindre que nous finissions par nous dévorer, mais puisque la fusion n'est pas possible... Et puis, la communion n'est-elle pas manducatoire ? Il est à craindre aussi que l'un de nous finisse par dérober sa destinée à l'autre. Deux frères écrivains, c'est trop pour une famille. Mais voulez-vous que je vous dise ? Je ne crois pas qu'en définitive, ce soit Caïn qui ait tué Abel. Abel est tout en paradoxes : il joue les premiers de la classe, il se plaint à merveille d'une injustice qu'il commet. Il attire sur lui toute pitié par cette feinte douceur qui conduit les gens à soi. Il est riche et paraît pauvre, mais celui qui a recevra encore, tandis qu'à celui qui n'a rien, il sera enlevé même ce qu'il a. Et après tout, ce n'est pas grave, puisque celui qui est mangé se retrouve absorbé, à l'image du Christ auquel il est configuré, par celui qui le mange et dans lequel il vit : c'est du moins la consolation que voulait donner Cyrano de Bergerac déguisé en chrétien à ses contradicteurs de la lune qui lui représentaient que la chaîne alimentaire recélait quelque chose d'injuste et de révoltant. Nous ne sommes que des destinataires destinés à nous taire, et je ne craindrai pas de pousser mon raisonnement jusqu'à ce paroxysme que, dussé-je renoncer à la vie éternelle pour ne remplir en tant qu'humain que la fonction de branche, dussé-je n'être qu'un rameau de l'arbre humanité qui descend à travers le temps et via l'espèce, jusqu'à la durée de l'éternité où elle s'enracine, je ne me plaindrais pas. Je ne revendiquerais rien, mon existence et mon moi sale seraient-ils mangés par des besoins plus propres que moi à ce grand corps Humanité auquel j'aurai sacrifié ma vie, à l'image du Christ Qui s'est donné, mais pourrait se reprendre. Il ne se reprendra pas et moi non plus. Dussé-je être privé d'éternité, je chanterai comme le saint curé d'Ars que je n'aurai pas manqué ma vie, puisque j'aurai vécu d'amour ; et je croirais en y mettant l'amour avoir fait un bien meilleur pari que celui de Pascal qui ne veut pas prendre le risque d'être brûlé jusqu'à l'intime combustion. Dussé-je être remisé au néant, j'aurais aimé et j'aurais cru, et quelle qu'ait été mon incapacité à me faire l'autre de l'autre ou à faire de l'autre mon moi, je n'aurais pas à rougir de n'être qu'un destinataire qui a bien fait sontaf, puisque la domestication de la création est assujettie autripalium. Je n'aurais pas à rougir, je le répète, car j'ai le goût du lyrisme, même si va ! Etre destinataire, c’est pas très ragoûtant, on peut rêver plus noble ! Mais qui a dit que je saurai me taire ?



Julien WEINZAEPFLEN

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