vendredi 7 mai 2010

Un quai de gare à Toulouse

(Extrait de "la blessure des mots")

Sur le quai fauve et noir empli de moiteurs sales,
Les âges se défont au rythme aigu des trains…
Voici longtemps. Peut-être en mai. Comme en rafales,
Des houles de joie ivre incendiaient mes reins.

J’avais les yeux ravis et comblés de l’enfance.
La magie à ma lèvre où fusait le bonheur,
Inondait le ciel chaud d’un rêve sans défense
Plus naïvement clair que l’envol d’une fleur.

La gare en fièvre s’agitait à perdre haleine ;
Le vent soûl balayait le matin finissant,
Et tout à coup je vis, dans un souffle de laine,
Sourire jusqu’à moi ton pas resplendissant.

Mes bras tendus au point de soulever le monde,
Capturèrent le baume ailé de tes cheveux
Alors que, titubante au bout d’un soir immonde,
Une vieille passait, les doigts fous et nerveux.

Nous étions le miroir béni de toute chose ;
Les chatoiements de l’heure embellissaient nos mains.
Irréelle et chantant, la fière ville rose
Alignait ses toits purs et ses féconds chemins.

O couple aveugle au temps dont saigne l’ombre infâme !
Ta jeunesse coulait en lumineux accords,
Et nul regard ne vint arracher cette femme
Au néant qui bientôt lui mangerait le corps…

Le même quai… plus tard, sans que tu me revoies.
Déjà rien que l’infime écume d’un grand jour,
A peine un blanc fantôme errant le long des voies
Tandis que, chargé d’ans, je titube à mon tour.

Ton image que seule a noyé l’amertume,
Est une eau pâle et trouble égarée en mes yeux,
Un murmure de soie enfoui sous la brume,
Une âme frissonnante au bord de vagues cieux.

Et le limon obscur des mois et des années
A glacé mon visage et fendillé mon cou ;
Si parfois j’ai bu tant d’espérances bien nées,
J’ai vingt fois du destin essuyé le vil coup.

Or là comme jadis, la foule bourdonnante
Gronde avec l’appétit d’un long fleuve qui croît ;
Comme jadis, au loin, charmeuse et fascinante,
Toulouse rit toujours dans le beau soleil roi.


Affaibli par cent maux où l’enfer se dessine,
Je longe le vieux quai plein de moites relents
Quand devant moi soudain, ô brûlure assassine !
Pareil au nôtre, un couple unit ses vœux tremblants.

Il ne me connaît pas. Les trains vont, à la file.
Une brise d’amour me flagelle et me mord.
Et vaincu, las de tout, pauvre chose débile,
Je m’abats sur le sol en épousant la mort.

Thierry Cabot

2 commentaires:

  1. Cher Thierry,

    Votre poème est publié. Je l'ai beaucoup aimé, ainsi que le titre de votre recueil que j'aimerais beaucoup me procurer : "LA BLESSURE DES MOTS", insoutenable blessure en effet que celle du Verbe fait pour la création et dont la simple gravure sur une page d'écriture exprime la déchirure, la numérisation ne faisant rien à l'affaire... Gravure est déchirure, la page d'écriture a acquis un relief par ces mots nés du manque. On ne crée pas, on n'écrit pas parce qu'on est déjà dans l'abondance. L'abondance abonderait la page dans la candeur de sa blancheur. On crée pour se purifier, un peu comme on rejette l'air que l'on expire. Espérons que Dieu ait aspiré à nous, que nous soyons les fruits de Son inspiration : nous n'en sommes pas moins nés de l'"expire" divin. Tant qu'il y aura des mots pour se perdre en paroles comme votre serviteur y est torrentiellement passé maître, l'esthétique ne saura trouver meilleure part que de naître d'un certain désespoir. On flagelle sa méditation en sachant mieux s'appesantir sur le "mal des passions" qu'on ne sait parler du bonheur, qu'on ne sait rendre la joie. C'est de l'impureté et de l'impudicité d'écrire que naît la beauté qui transcende le monde et soulève l'âme.

    vous réussissez la prouesse d'écrire en alexandrins cinématographiques, avec des réminiscences (du moins sont-ce celles que j'ai cru percevoir, mais je ne lis malheureusement pas assez de poésie) des "PETITES VIEILLES" de Baudelaire et de "MIGNONNE ALLONS VOIR SI LA ROSE" de ronsard.



    Premier plan : dans "l'unité de lieu" qui vous sert de décor, ("Toulouse (qui) rit toujours dans le beau soleil roi)", vous attendez votre bien-aimée sur un quai de gare : elle a dû rouler de nuit. On est au petit matin. Vous-même êtes au sortir de "l'enfance" et "Des houles de joie ivre incendiaient (vos) reins". Peuut-être, de son long voyage pour venir jusqu'à vous, se réveille-t-elle comme vous d'un "rêve sans défense" et ses yeux luisent-ils de sommeil. Mais c'est "(le sourire) de (son) pas" qui vient à vous, "resplendissant". vous l'auriez volontiers accueillie "titubante" de fatigue : vous auriez de votre amour sublimé sa fatigue, étant, à vous deux, vous, avec vos "bras tendus au point de soulever le monde", "le miroir béni de toute chose". Mais vous ne saviez pas qu'en fait d'être un "miroir béni", vous étiez un "miroir" des nuits et des destins qui, après la génération de l'amour, s'usent dans l'"(amertume)" de sa corrosion. Mais au lieu que ce soit le rêve de votre aimée qui "(titube)" jusqu'à vous, las d'une longue nuit de voyage, ce n'est qu'une "PETITE VIEILLE" telle que Baudelaire les a décrites, une "petite vieille" qui met peut-être le comble à son grand âge en sortant d'une nuit sordide qui lui a encore un peu plus abîmé le corps :

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  2. (suite)

    "Et nul regard ne vint arracher cette femme

    Au néant qui bientôt lui mangerait le corps…" : nul regard et surtout pas le vôtre, "o couple aveugle au temps dont saigne l'ombre infâme", couple mythique dont la jeunesse de l'éternel féminin "coulait en lumineux accords", couple absorbé dans sa propre contemplation qu'une longue attente a ravivée :

    "Les chatoiements de l’heure embellissaient nos mains.".

    Les retrouvailles, voilà un désir que la satisfaction ne trompe pas.



    Et puis vous revoilà, vous tout seul, "le même quai plus tard", dans la désillusion de l'âge avançant, tandis que "Irréelle et chantant, la fière ville rose

    Alignait ses toits purs et ses féconds chemins."



    A présent, c'est vous qui titubez. On sait que vous ne nous ne nous auriez pas infligé le déplaisant spectacle de nous présenter, vous revenant titubante,celle que vous aimâtes et dont on dirait que vous attendez le retour. Votre couple s'est défait, ainsi que s'usent les amoures, mais l'amertume ne vous a pas rendu vulgaire. que peut-on espérer du retour d'un amour perdu ? Non pas ce que ronsard ou ce que Corneille promettaient en séducteurs éconduits à leurs égéries, muses qui se refusaient : d'un amour perdu, on peut espérer qu'il restaurera en un rêve de joie presque réalisé la nostalgie de ce que l'on n'a pas vécu ensemble.



    Mais c'est ici que vous vous montrez fin scénariste, nous ménageant l'effet de surprise d'un coup de théâtre qui achève la tragédie sans rider la femme que vous avez pour toujours parée des attraits de votre premier amour : au lieu de votre couple dont on attendait la reformation, "oh brûlure assassine", tout "pareil au (vôtre), un couple unit ses voeux tremblants", entraînant l'abattement du poète.



    Seul regret : fallait-il que votre chute soulignât au risque de l'alourdir ce qui est moins le tragique du destin d'un amour brisé que la mélancolie de son inévitable inassouvissement dans la réalité, qui est le contraire de l'idéal ?



    Merci pour ce beau cadeau poétique.



    Julien weinzaepflen

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