dimanche 8 février 2015

L'APORIE DU FILS

Par Estelle CACHEUX Après le lourd repas chargé d'ennui, entourée d'inconnus trop souriants qui affirment me connaître, je feuillette en amateur l'album d'une famille qui me revendique sienne et dont il faudrait que je partage le nom, ainsi que les souvenirs, toujours heureux, et les traits, souvent malheureux. Famille, piège des origines, vieille aporie en guenilles. Sur mes dessins d'enfant, je gomme tous les contours d'une connivence de sang. Mon père sera le rire, ma mère un nénuphar, et ils seront plusieurs, et ils sauront changer. On est toujours le fils de quelqu'un? Moi, je me choisis fille de quelques-uns. J'ai une enfance dilettante, sans souvenirs, sans quartier ni village. Je suis petite fille en amateur. Pourtant, de temps en temps, souriante ou renfrognée, mon image apparaît sur les photos jaunies du cinéma muet de cette famille bavarde. Je ne me reconnais pas. Je n’ai jamais eu deux ans, je suis née bien après. Je suis née lorsque je suis partie, et c’est seulement maintenant que je puis être enfant. Sur l’album de ma vie qui se refait sans cesse, je peins des toiles sans fond. J’en choisis les couleurs, les sujets, les décors et le reste… j’y invente des odeurs et des sons rouges et bleus que vous ne connaîtrez pas. Je vis en équilibre sur les branches fragiles d’un arbre généalogique fait de possibles, de langages, de musiques et de fêtes. Mes ancêtres les plus lointains, ceux auxquels j'appartiens, s'appellent tout simplement Art, Politique et Amour. Nous nous sommes adoptés, nous avons été frères. Toi, une nuit, tu as été mon père, et moi, à l’aube, j'ai été ta mère. Puis nous nous sommes quittés ou nous nous sommes trahis. Mais je t'ai plus connu qu'aucun qui porte mon nom. Je ne suis pas leur enfant, aucun d'eux n'est mon frère. J'ai bien d'autres fratries, peut-être moins fidèles, mais bien plus légitimes. Eux pourtant - ceux qui portent mon nom - sont d’une fidélité qui n’admet pas de faille, ils jalonnent ma vie de longs moments d’ennui, antonomase des familles. Noëls, mariages, anniversaires…aux fêtes qui n'en sont pas, sans cesse ils me rattrapent. Alors je dois manger et parler, et avouer que je suis née. Je dois t'appeler papa, toi l’inconnu qui m'a donné mon nom. Et elle, ça sera maman, la femme au regard flou qui m’a donné son sein et sa langue, maternelle, qui est devenue mienne. Je suis née. Ils partagent cette énigme. Ils m'ont connue quand je ne me connaissais pas moi-même. Et ils le revendiquent. Et un jour j'ai deux ans et on fête mes vingt ans. Et puis, tu te souviens? Ils chantent une mélodie que je devrais connaître. Leurs souvenirs sont les miens. Ils en conservent les preuves, images en noir et blanc, plus souvent en couleurs. Je ne me suis jamais vue en fille de ces gens là. Je n'ai jamais porté cette affreuse robe orange ornée de dauphins bleus. Ca n’est pas moi non plus cet enfant minuscule, au pull jaune canari qui glisse sans conviction sur un toboggan vert. Et je suis encore moins cette jeune fille empruntéé, qui s’ennuie au zoo, devant les flamands roses. Je n’ai jamais eu deux ans, je n’ai pas encore vingt ans. Je n’ai jamais été jeune, je ne vieillirai pas. Je n’aurai pas vos maladies, vieilles consécrations héréditaires. Nous n’avons plus le même sang. Je ne sais pas vous aimer, je ne chante pas cette mélodie (atavique). Je suis analphabète, je ne connais pas l’alphabet des familles, je parle une autre langue. Ma main bâtarde gribouille des formes sans origine. Je me suis inventé une enfance romanesque. En orpheline joyeuse, j’ai habité des mondes aux frontières fluctuantes, que vous n’avez jamais connus, des mondes que vous ne sauriez imaginer. Mon enfance véritable a été irréelle. J’ai été fille d’un poète montreur d'ours et d’une chaman acrobate, je sais dompter les tigres et parler aux dauphins. Je sais bien d’autres choses dont vous ne savez rien. Quand bien même vous le sauriez… vous voudriez quand même qu’à jamais je demeure la fille de cette famille, la petite fille absente au pull jaune canari, sur la photo cornée, enfermée dans l'album avec papa, maman, immobile et muette. Eternellement. En une cérémonie maintes fois répétée, au fil des fêtes traditionnelles du calendrier, vous déposez vos limites de sang sur le catafalque de mes possibles encore infinis. Cadeaux de peurs chroniques, héritages de médiocrité, et tous vos rêves abandonnés, etroits et mous comme cette tranche de gigot. Moi, je vous offre mon ingratitude, en présent éternel. Je me déshèrite gaiement, je céde mes particules. Et je vous quitte joyeuse, en exil de mon nom, on m’a rebaptisée. Et je sais, un chaman me l’a dit, que je serai damnée de ne pas avoir su assez vous aimer. On n’élève pas des hommes comme on dresserait des chiots.

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